• Sélection d’oeuvres
  • Patte dormante - Dessins poé-techniques / Noémie Révah / 2003

  • Comme Lewis Carroll, ou Glen Baxter, Valérie du Chéné fait partie des gens à l’élocution troublée à qui les mots résistent, et de la bouche de qui les vocables sortent défigurés, parfois méconnaissables. La nature en eux résiste à la morale du langage. La poésie est dans leur façon de recevoir le monde, et en conséquence dans leur action, dans leur quotidien. Glen Baxter, bègue depuis son enfance - certains mots ou doubles assonances lui sont plus ou moins interdits - raconte qu’ il se retrouva un jour, en allant faire des courses à la mercerie pour sa mère, et trop concentré à l’avance sur ses phrases, au milieu d’une boulangerie pour réclamer des boutons de manchettes.
    Valérie du Chéné rapporte ce même genre d’histoires dans certains de ses dessins, décrivant des séquences d’actions relevées de son quotidien, violent, énigmatique et réaliste, une sorte de visite de Queneau chez les Shadoks : par exemple dans la série des « véhicules », dont les titres sont le programme : Est-il possible de passer entre un trou, une cabine, un camion ? Est-il possible de prendre un passage trop étroit sans savoir qu’il y a une voiture derrière ? Est-il possible de créer un embouteillage dans un village de soixante-dix habitants ? Est-il possible de fabriquer des allumettes avec trois morceaux de bois tirées par un cheval dans un train ? Les nombreux dessins de Valérie du Chéné reflètent particulièrement bien son univers, et sont un moyen privilégié d’appréhender son rapport au langage, le charme de ses obsessions, le non-sens qui planent sur tout ce qu’elle crée (il y a aussi des constructions, des textes, des photographies.). Son attachement à la musicalité des mots se traduit par l’utilisation de mots-valises, ou plus précisément de curieux néologismes, si l’on ose dire langagiers ou graphiques. Par exemple dans les titres, qui nous renseignent autant qu’ils nous sèment dans le non-sens. L’artiste n’emploie pas une langue étrangère, mais sa propre langue, un idiolecte constitué par des dérapages de prononciation et d’appréciation du réel, des règles et de la morale ; une sorte de douce dyslexie qui entraîne sur son passage un humour décalé, une subversion passive, et de la poésie. Ces titres évoquent par ailleurs des préoccupations que l’on retrouve dans toutes les productions de Valérie du Chéné : des questionnements sur l’espace, le déplacement, la circulation, le stockage ; le plus souvent abordés par la négative, c’est-à-dire l’embouteillage, l’obstruction, le lien forcé, surenchéri, le manque de place en écho à une utilisation décalée du langage, embouteillages de mots, obstructions de la bouche, de la parole. En fait la question pourrait-être : quelle place occuper, comment investir l’espace ? Comment être au monde ? Questions que posent les dessins eux-mêmes, les dessins d’objets par exemple, Appareil à mousser, Rouler en gant de boxe, Bonnet d’âme, Mors d’âme, ou Boca a boca qui représente une bouée de sauvetage dont le masque à air est relié à lui même , ou des séries plus énigmatiques et poétiques telles que : Mousse-tache, Manifestation de tirets, Le lancer d’écrevisse en plastique, Ex-voto avec crabe, Ex-voto, Cerf-volant de graça, Peinture ratée, Alacrité.
    À chaque façon de faire suivant une règle précise, Valérie du Chéné en substitue une autre, s’éloignant du rationnel pour nous donner sa propre traduction du mode d’emploi. Il me semble que la jubilation du spectateur vient de ce qu’elle s’attaque à des domaines (langage et architecture) où maîtrise et rigueur sont les principes de base, et dans lesquels la fantaisie ne peut intervenir sans d’inquiétantes conséquences. Elle construit des choses dont toute utilisation rationnelle nous échappe, par des recherches et des méthodes alambiquées, s’octroyant le luxe de faire semblant de rater. Mais rater c’est réussir, selon un syllogisme Shadok : En essayant continuellement on finit par réussir. Donc : plus ça rate plus on a de chances que ça marche.
    Le charme vient aussi de son utilisation des termes techniques, de l’onomastique du bâtiment (matériaux, actions, constructions), quand elle opère un mélange improbable et merveilleux de la poésie et de l’absurde dans le bâtiment, par exemple avec la série de dessins de la Chorégraphie du mortier, ou bien avec la série : Comment stocker des lamelles d’air dont le non-sens est admirable, ou bien encore avec les dessins qui accompagnent ses sculptures comme celle de la Patte dormante réalisée à Toulouse. Valérie du Chéné appelle ses sculptures plus volontiers et plus justement des « constructions », car ce terme rend bien compte du caractère expérimental de ses productions et de l’importance du processus qui entoure leur mise en place, bien plus que le résultat, qui sera souvent détruit ou recyclé. La jubilation créatrice est dans la recherche et dans le construire autant que dans le déconstruire ou le détruire - un peu comme la jubilation des enfants face aux jeux de construction, mais aussi dans la nécessité d’engagement du corps, de combustion d’énergie, à la manière des enfants suractifs.
    Il y a enfin la série de dessins Rio de Janeiro, réalisée en 2000 lors d’un séjour au Brésil, qui vient de faire l’objet d’une publication. Ce sont des dessins urbains et violents à la ligne épurée, comme une impression forte et grande, donnée d’un coup de crayon. La ville n’est pas représentée, il n’y a pas de décor, le corps n’est qu’un contour, un trait, un seul quelquefois. Ces dessins sont comme une signature : Valérie du Chéné est dans le blanc de la page, et nous l’imaginons encore plus présente peut-être que si elle y était représentée. Elle dessine comme par des pulsions qui ont rapport au présent, souvent d’après des photos, des coupures de journaux brésiliens : O Globo, l’équivalent du journal Le Monde, et O Dia équivalent du Parisien. Elle montre des scènes violentes, mais avec le trait du feutre, et par l’introduction de cartes météo, fait un contraste qui pour elle correspond à Rio et au Brésil, un contraste qui contrebalance la violence. Ses dessins donnent l’impression d’une rapidité, d’un éclat, d’une vigueur, quelque chose entre le cinéma, la photo, l’instantané : une vision, des dessins réactions, comme des flashes, comme une position prise rapidement par rapport au monde qui l’entoure, une transcription du réel, souvent absurde, parfois violent, transcription qui pour être dans son langage à elle n’en vise pas moins à communiquer avec nous.

    Noémie Révah
    avril 2003

    • avril 2003
    • Noémie Révah